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Dans le cadre
du colloque "Le fantastique dévoilé" organisé par l'écrivain
fantastique Manou Chintesco, du 1er au 10 février 2007 à Paris,
Sébastien Socias, journaliste à L'Ecran Fantastique, a proposé
une conférence sur les relations entre le cinéma et la
littérature fantastique, depuis le muet jusqu'à nos jours. Il
montre comment le cinéma a fréquemment revisité les grands
classiques de la littérature d'épouvante, permettant à un genre
littéraire souvent marginalisé de gagner en notoriété et ouvrant
ainsi de nouvelles perspectives à la peur en tant que
divertissement artistique. Mais la route est longue et semée
d'embûches pour concilier deux modes d'expression qui se
vampirisent à tour de rôle. L'un et l'autre ont pourtant offert
au public des morceaux d'anthologie, le maître dépassant parfois
l'élève ou l'inverse. En exclusivité sur le web pour
Maison-Hantee.com, l'auteur nous a confié le texte intégral de
son intervention. |
Par Sébastien Socias
30, 32, 34, 35,
38, 48, 63, 74, ce sont les différents âges de Dracula à l’écran à
travers quelques comédiens, de Udo Kier à Leslie Nielsen. On s’étonnera
d’apprendre que Christopher Lee avait 35 ans qu’il incarna Dracula pour
la première fois…
Ces quelques
données chiffrées pour vous amener à considérer qu’un personnage de
fiction est malléable à l’extrême dès lors que le cinéma s’en empare.
Cinéma qui a
tendance ces dernières années à privilégier en matière de fantastique
les adaptations de comic books (5 Batman, 5 Superman, 3
Spiderman, 3 X-Men….) et d’heroic fantasy (Le Seigneur des
Anneaux), quand il ne pille pas la littérature pour ados (Narnia
et Harry Potter).
Du coup, j’ai
envie de me montrer provocateur pour commencer cette causerie sur les
liens qui unissent la littérature fantastique et le cinéma. Et pour se
faire, j’ai envie de vous poser la question suivante : que serait
aujourd’hui la littérature fantastique sans le cinéma ?
Evidemment, un
livre se suffit à lui-même. Mais quand un film, bon ou mauvais du reste,
parvient à toucher en l’espace de quelques semaines quand il sort en
salles des millions de personnes d’un bout à l’autre de la planète,
combien de temps faut-il à un livre pour atteindre autant de lecteurs
potentiels ?
Entendons nous
bien. Je ne suis pas en train de dire que le cinéma est un art supérieur
à la littérature. Au contraire.
Mais je crois
indispensable de préciser que la force des images qu’il véhicule, à
laquelle nous sommes désormais tous habitués comme allant de soi, a
partiellement fini par supplanter la force évocatrice des descriptions
littéraires pour de jeunes générations qui, de jeux vidéo en sites web,
de DVD en chaînes thématiques, ont fatalement moins de temps libre à
consacrer à la littérature sous sa forme traditionnelle.
De Frankenstein à
Dracula, combien de spectateurs connaissent seulement les noms de Mary
Shelley et de Bram Stocker quand ils peuvent vous mimer la démarche
hésitante de la créature du Baron ou vous expliquer comment on éradique
un vampire à coups de pieu fiché en plein cœur, sans jamais avoir lu ni
l’un ni l’autre ?
La consécration
du fantastique par le cinéma ?
J’ai envie
également de vous demander si vous savez à quoi tient l’invention d’un
personnage, le destin d’une œuvre et ce qui fait qu’elle marquera de son
empreinte l’histoire du cinéma.
Je ne prendrai
qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. Vous connaissez tous, je le
suppose, La Nuit du Chasseur, le seul et unique film dans tous
les sens du terme mis en scène par Charles Laughton.
Un film
inclassable, entre le film noir, le conte de fées en forme de cauchemar,
la quête initiatique, la démonstration psychanalytique et l’évocation
d’une Amérique révolue et idéalisée à la mode de D.W Griffith. Le film
est d’une telle richesse, psychologique et visuelle, il fourmille de
tellement de trouvailles que plus on le voit et plus on le redécouvre.
Ce film de 1955,
magnifié par un noir et blanc onirique et porté par l’interprétation de
Robert Mitchum en grand méchant loup humain, est tiré d’un roman de
Davis Grubb. Grubb a créé le personnage du prédicateur fou, tueur
impuissant et voleur impénitent, Harry Powell, en trouvant un couteau
sur lequel ce nom était gravé. Et bien ce couteau, c’est celui dont se
sert Robert Mitchum dans le film, pour supprimer Shelley Winters et
accessoirement pour figurer une irrépressible érection dans une salle de
spectacle quand la lame du couteau jaillit de sa poche, à force de jouer
avec… Précisons que le film a été à l’époque un échec commercial et
qu’il a mis du temps à acquérir son statut pleinement justifié de chef
d’œuvre. Vous me direz que je suis de parti pris mais j’avoue humblement
que c’est un de mes films préférés.
Passées dans
l’imaginaire collectif par le biais du cinéma, les grandes œuvres
littéraires fantastiques sont devenues immortelles à force de tourner en
boucle sur les chaînes de télévision ou par le biais hier de la vidéo,
aujourd’hui des DVD. On ne cesse de découvrir ou de redécouvrir ces
perles noires et sang et de s’extasier sur la modernité de la plupart
des thèmes qu’elles abordent de manière visionnaire.
Qui pourrait nier
que le Baron Frankenstein n’a cessé de faire des émules et que des
pseudos savants nazis aux généticiens actuels qui, peut être pour
certains, ont déjà tenté clandestinement de pratiquer le clonage humain,
la tentation est grande pour ceux qui croient détenir la vérité
scientifique de défier les lois de la nature. Ou celles de Dieu pour
celui qui nierait les théories de Darwin ?
La fiction,
qu’elle soit littéraire ou cinématographique, a fini par être rattrapée
par la réalité. Ce qui passait il y a seulement cinquante ans de cela
pour de la science fiction est aujourd’hui devenue tout simplement de la
science.
Et c’est
probablement ce volet SF du fantastique, tant en littérature qu’au
cinéma, qui a vieilli le plus mal.
Une réflexion en
forme d’évidence s’impose à l’esprit quand on considère ce qu’est
devenue aujourd’hui la littérature fantastique.
Que ce soit
Shelley, Poe, Lovecraft ou Stoker, aucun de ces auteurs n’a seulement pu
imaginer qu’un jour son œuvre connaîtrait les faveurs d’un média, le
cinéma, qui n’était qu’une abstraction même pour l’imagination la plus
fertile du 19ème siècle.
Depuis lors, que
ce soit Stephen King, Anne Rice ou Clive Barker, voire Thomas Harris le
créateur de Hannibal Lecter, les auteurs contemporains sont tous des
enfants de l’image, bercés près du petit écran ou élevés dans le culte
des séances du samedi et des programmes de drive in. Même s’ils
n’écrivent pas directement pour le cinéma, le cinéma a nourri leur
imaginaire.
On peut même dire
de certains de leurs romans qu’ils sont écrits de manière scénarisée,
comme pour anticiper un achat des droits d’adaptation à Hollywood.
Car après des
années de vaches maigres, le fantastique au cinéma connaît depuis dix
ans environ une renaissance flamboyante. Il hante les premières places
du box-office américain et incite à une concurrence entre les grosses
maisons de production comme on n’avait pas vu depuis les années 30.
Mais au fait, le
cinéma fantastique, qu’est ce que c’est exactement ?
Le grand
frisson
A l’instar du film
noir, du burlesque, de la comédie musicale ou du western, on pourrait
dire du fantastique à l’écran que c’est un genre tout à fait spécifique,
reposant à présent sur ses propres codes et icônes.
On peut également
le définir comme un fabuleux divertissement mais aussi un art subtil de
la subversion, consciente ou inconsciente. Qui loin d’être manichéen
renvoie souvent dos-à-dos le Bien et le Mal, brouillant les cartes, non
sans malice.
C’est aussi le
seul genre cinématographique qui déclenche sciemment la peur chez le
spectateur.
Peur que le
spectateur appelle de ses vœux, qu’il réclame en allant délibérément
s’enfermer face à ses terreurs, comme on s’offre un tour de manège
enchanté dans un wagon de train fantôme…
Une attraction à
sensations, pour laquelle le spectateur paie sa place. Qui attend qu’on
le surprenne, qu’on lui déclenche une frousse mémorable, qu’on lui
procure de nouveaux frissons ou plus simplement qu’on lui permette de se
changer les idées le temps de quelques bobines.
Du reste, autant
l’acte de lecture est solitaire par excellence, autant le fait d’aller
dans une salle obscure pour se faire raconter une histoire conduit
forcément le spectateur, qu’il le veuille ou non, à partager ses
émotions de manière collective.
Faire peur est à
cet égard aussi délicat que de parvenir à faire rire un public venu là
pour se procurer à bon compte son comptant d’émotions. Et le sentiment
de peur ne se présumant pas, tant il se nourrit de nos phobies ou de nos
craintes les plus élémentaires et les plus primitives, les plus intimes
surtout, il faut rendre hommage à tous les créateurs, auteurs,
réalisateurs, techniciens et comédiens qui sont parvenus, à travers les
années et les modes à distiller de manière universelle ce troublant
sentiment de peur, variable d’un spectateur à l’autre. Car, comme le
précise si bien l’expression consacrée, n’oublions jamais que « tout
cela, ce n’est que cinéma… ».
Ce sentiment de
peur, Maupassant pour reprendre l’un des maîtres hexagonales du
fantastique, le définissait, sans connaître du reste la force et
l’impact de la peur magnifiée par le cinéma, comme « quelque chose
d’effroyable, une sensation atroce, comme une décomposition de l’âme, un
spasme affreux de la pensée et du cœur, dont le souvenir seul donne des
frissons d’angoisse ». Peut-on être plus explicite ?
Fort
opportunément, il se trouve que cette définition qui figure en bonne
place dans le Petit Robert pour illustrer le mot peur, ce « phénomène
psychologique qui accompagne la prise de conscience d’un danger réel ou
imaginé », je cite de nouveau le dictionnaire, précède une autre
citation, de Théodule Ribot, fondateur de la psychologie française,
celle-là, qui précise que « chez beaucoup de gens, l’absence de peur
n’est qu’une absence d’imagination ».
Certains
pourraient vouloir réfuter cet argument mais si l’on aime le
fantastique, c’est pourtant bien parce que l’on consent pleinement à se
laisser entraîner au cœur de mondes plus ou moins imaginaires, fabriqués
de toutes pièces par des auteurs ne manquant indéniablement pas
d’imagination.
Ou capables de
distordre leur propre réalité pour la confronter à la nôtre et nous
offrir pour miroir de nos angoisses existentielles un roman filmique.
Miroir déformant
ou miroir aux alouettes, chacun appréciera ensuite en fonction de son
propre esprit critique. Il est indéniable en tout cas que le fantastique
sait user d’un spectacle en apparence puéril pour en dire long sur
l’état d’une société. Qu’on se souvienne seulement de la Nuit des
Morts Vivants de George Romero, sorti en pleine guerre du Vietnam
qui demeure un film politiquement dérangeant, au moins autant que
Massacre à la Tronçonneuse demeure l’illustration macabre et
mortifère des années de crise pétrolière, au beau milieu d’un Texas en
pleine bérézina économique…
Un exemple parmi
tant d’autres de la signifiance cachée de certains films, dits grand
public ou plus vulgairement commerciaux : combien de spectateurs savent
que le titre original des Griffes de la Nuit de Wes Craven,
intronisant comme nouvelle vedette de l’horreur des années 80 le
croquemitaine Freddy Krueger, était A Nightmare on Elm Street,
littéralement « un cauchemar sur Elm Street » du nom de la rue de Dallas
sur laquelle JFK fut abattu, plongeant symboliquement l’Amérique dans un
cauchemar dont elle ne s’est peut être jamais remis…
Des origines du
cinéma fantastique
Voyager au sein de
cet univers magique nécessite de prendre quelques repères si on ne veut
pas s’y perdre, car la gamme des films proposés y est vaste et
disparate.
On pourrait
d’ailleurs s’amuser avec le vocabulaire et écrire le mot repère comme
celui d’un repaire de vampires ou de zombies pour être tout à fait dans
le ton.
Pour essayer de
comprendre ce qui lie intimement le cinéma et la littérature
fantastique, il faut procéder avec méthode.
Fort heureusement
pour faciliter notre démarche, le cinéma, contrairement à la
littérature, est un art encore bien jeune, à peine centenaire, qui n’a
connu à ce jour que quelques étapes majeures.
Et tout d’abord sa
création proprement dite, sous la forme de courtes saynètes en noir et
blanc. Rappelons à cette occasion que le Train entrant en gare de La
Ciotat des frères Lumière déclencha une frousse indescriptible quand les
premiers spectateurs de cette découverte balbutiante virent la
locomotive leur foncer dessus depuis la toile blanche tendue devant
eux ! Premier rendez vous avec la peur. Involontaire peut être mais
indéniablement marquante.
Puis vint le
passage du muet au parlant à une époque où l’on produisait déjà des
longs métrages et non plus de simples sketches ou courts métrages pour
remplir des stands forains. A la fin des années 20, le cinéma est
largement devenu adulte, il ne connaît pas encore la censure et
fonctionne déjà d’un point de vue économique aux Etats-Unis sous la
férule de puissants studios hollywoodiens qui ont su transformer un
commerce d’opportunistes et d’amateurs en industrie régentée par des
professionnels du divertissement.
Aussi, quand le
parlant révolutionne Hollywood et l’Europe, bon nombre de classiques de
la littérature fantastique auront déjà été visités par les pionniers du
7ème Art.
Et tous auront été
adaptés une, voire plusieurs fois, quand le noir et blanc pâtira de
l’arrivée de la couleur et que le sang coulera du coup désormais
abondamment sur les écrans planétaires. Bouleversement manifeste auquel
on peut rattacher un évènement périphérique : l’invention de la
télévision, concurrente directe et souvent déloyale du cinéma, qui ne se
gênera pas non plus pour venir chasser sur les terres du fantastique au
fil des années, à travers nombre de séries TV qui vaudraient à présent à
elles seules plusieurs colloques.
Si on examine donc
de manière chronologique l’histoire du cinéma, sans vouloir faire
d’ailleurs vœu d’exhaustivité, aussi bien sur le plan géographique que
quantitatif, car j’avoue fort modestement être bien incapable de
parvenir à faire avec vous le tour de la question, on peut carrément
remonter à la genèse du cinéma pour retrouver la trace des premières
adaptations fantastiques à l’écran.
Du muet aux
cris d’horreur
Sans vouloir faire
preuve d’esprit cocardier, il se trouve que le précurseur de génie qui
vient spontanément à l’esprit en la matière, est français. George
Méliès, magicien de son état, en adaptant Jules Verne dont on ne
rappellera jamais assez le génie visionnaire, avec l’inventivité dont
témoigne les quelques films encore en circulation parmi les quelques
centaines de films qu’on a pu recenser, a emmené nos arrières
grands-parents et grands-parents dans la Lune à une époque - nous sommes
en 1902 ! - où les avions volaient à peine sur de faibles distances !
En reprenant la
trame déjà extravagante des aventures imaginées par Jules Verne, comme
ce sera plus tard de nouveau le cas avec 20 000 lieux sous les mers,
Méliès ne se contentait pas d’adapter Verne. Il inventait des trucages,
jouait avec la caméra comme le magicien qu’il était avec ses accessoires
fabuleux, inspirant sans le savoir des générations entières de cinéastes
par son sens de la fantaisie et du merveilleux.
Dès les années
1900, on commence à recenser quelques courtes bandes à caractère
fantastique, en France, aux Etats-Unis, Grande Bretagne et en Allemagne.
Directement inspirées par les techniques du Baron Frankenstein, les
saynètes mettent en scène un savant qui tente de ramener à la vie un
animal ou de transplanter le cerveau de ce dernier sur un humain.
On citera par
exemple, en 1907, The Electric Goose d’Alf Collins, produit par
Pathé en Angleterre, dans lequel un courant électrique redonne vie à un
repas de Noël !
Il faut attendre
1910 pour que Frankenstein connaisse sa première adaptation. Les
films Edison produisent une version américaine réalisée par J. Searle
Dawley, avec Augustus Philips dans le rôle du baron et Charles Stanton
Ogle dans celui de la créature. Qui y arbore un look fantomatique et
momifié du meilleur effet…
Les allemands
proposent cinq ans plus tard une adaptation du Golem signée
Henrik Galeen et Paul Wegener, par ailleurs interprète du Golem, que
l’on retrouve également dans la version de 1916 et dans un remake
comique de 1917. Ce qui tend à démontrer, contrairement à une idée
largement répandue, que la mode des remakes est en fait un procédé
presque aussi âgé que le cinéma lui-même !
Dès lors, on voit
fleurir les serials un peu partout qui proposent sous la forme
feuilletonesque de trépidantes aventures. Quand les allemands tremblent
aux mésaventures de la star danoise Olaf Fonss alias Homonculus (1916)
en tentant d’oublier l’horreur des tranchées, les parisiens vibrent non
loin du front qui se rapprochent aux exploits de Fantômas (1914),
de Musidora dans les Vampires (1915) puis de Judex (1917).
Le prolifique et génial Louis Feuillade fournira à la chaîne de sublimes
visions du Paris des fortifs et sera salué par les surréalistes comme
leur devancier.
Dans une récente
édition en DVD des Vampires dans une version restaurée, on
apprend grâce à des témoignages enregistrés dans les années 50 et 60 des
comédiens de l’époque, comment étaient tournés ces feuilletons, sur des
plateaux incroyables où cohabitaient dans une fébrilité qu’on à de la
peine à imaginer des comédies et des drames, du fantastique et des
policiers. Comme tous ces films étaient muets, les décors étaient
réutilisés d’une production à l’autre dans la foulée, les comédiens
passant d’une cuisine à une salle de bal, en fonction des disponibilités
et apprenant leurs dialogues à la volée, puisque bien qu’étant muet, les
situations étaient jouées vocalement, des cartons insérés entre les
plans venant résumer les dialogues aux spectateurs. Tout était écrit au
fur et à mesure et il n’était pas rare, même pour une vedette,
d’apprendre le matin même qu’elle quitterait la série dans la journée,
les pieds devant, parce qu’elle avait osé réclamer une rallonge de
cachet à la production !
La poésie qui se
dégage aujourd’hui de ces films au parfum suranné édulcore sans doute la
charge émotionnelle qu’il pouvait procurer à un public qui suivait dans
les journaux avec appréhension l’avancée des combats de la Première
Guerre Mondiale et qui n’avait pour tout divertissement populaire que le
cinéma.
Pour revenir à
Frankenstein, on ne compte jusqu’à l’avènement du parlant que trois
versions filmiques de l’œuvre de Mary Shelley. La seconde date de 1915,
elle est également américaine, elle est signée de Joseph Smiley et a
pour vedette le comédien anglais Percy Darrell Standing. Elle s’intitule
Life without soul (vie sans âme) mais le baron y a pour patronyme
William Frawley, ce qui édulcore l’adaptation en tant que telle. En
revanche, l’identité du baron est intacte dans la dernière version
muette, italienne celle là, signée Eugenio Testa en 1920, Il Mostro
di Frankenstein, film a priori perdu. A noter que c’est Luciano
Albertini, producteur du film qui tient le rôle du baron et Umberto
Guarracino celui de la créature.
Il faudra du reste
attendre plusieurs décennies avant que les italiens ne s’intéressent de
nouveau au mythe de Prométhée. Dans l’intervalle et toujours au temps du
muet, les italiens forgeront leurs propres personnages de légende, tel
Machiste qui s’en ira combattre aux Enfers, dans une version dont le
scénario s’inspire officiellement des textes de Dante.
Nosferatu
Evidemment, quand
on pense vampires du muet, on pense au Nosferatu de Murnau.
L’histoire du film et le mystère qui l’entoure à donner lieu à un
excellent film en 2001, l’Ombre du Vampire, avec John Malkovitch
dans le rôle du réalisateur et Willem Dafoe dans celui de Max Schreck,
interprète controversé du vampire. Controversé car Schreck demeure
presque une énigme. On a longtemps cru qu’il était une invention de
Murnau, pour ne pas dire une créature de Murnau, alors que ce comédien
qui mesurait plus d’1m90 a promené sa longiligne silhouette dans plus de
quarante films après Nosferatu. Son comte Orlok demeure dans
toutes les mémoires. Il est un cauchemar personnifié et ne doit qu’à des
problèmes de droits non négociés le fait de ne pas s’appeler Dracula…
Car c’est bien de lui dont il s’agit. Malgré son apparence moins
aristocratique que cadavérique ! Face à un Van Helsing, rebaptisé pour
les besoins de la cause Pr. Bulwer, qui ne se détache pas du lot des
autres seconds rôles, Schreck éclipse le reste de la distribution par
son incroyable charisme vénéneux.
Hollywood a les
dents longues…
Avec l’avènement
du parlant, la donne change. Les studios américains sont devenus de
véritables compagnies qui ont transformé un commerce de boutiquiers en
une industrie qui se veut florissante et capable de dégager des
bénéfices colossaux. Le star system se met en place et le but
avoué est bien de produire sans trop de risque des succès à la pelle. Le
krach boursier de 1929 laisse les Etats-Unis et l’Europe exsangue.
Tandis que le fascisme prospère sur le vieux continent, contraignant
nombre de réalisateurs et de techniciens ayant déjà largement fait leurs
preuves à rejoindre Hollywood, les américains tentent de sortir de
l’ornière économique et sociale en portant à la présidence Roosevelt et
sa politique de grands travaux.
A Hollywood, on se
tourne vers le théâtre pour sentir dans quelle direction souffle le vent
du succès. Partant du principe que ce qui est bon sur les planches le
sera sans trop de risques à l’écran, on essaie parallèlement de
promouvoir de nouvelles vedettes de la scène en lieu et place de stars
du muet qui ne passent pas la rampe du parlant.
Le monstre
hollywoodien ayant sans cesse besoin de chair fraîche à livrer en pâture
aux spectateurs, les studios Universal repèrent les premiers le
fantastique potentiel du fantastique. En ces temps troublés, quel autre
genre serait à même de fournir la catharsis nécessaire à exorciser les
démons du public ?
Si Frankenstein
avait déjà eu les faveurs du cinéma au temps du muet, Dracula
n’avait pas eu cet honneur. Il faut dire que le roman était infiniment
moins populaire que ne pouvaient l’être les exploits d’un Sherlock
Holmes, héros positif malgré son penchant pour les opiacées, qui avaient
le mérite de constituer une suite d’aventures alors que l’œuvre de
Stocker demeurait unique et difficile d’abord, ne serait ce que de par
sa forme épistolaire.
Toujours est-il
qu’il faut attendre 1924 pour que le roman soit adapté sur scène. Avec
un tel succès londonien, trois ans plus tard, qu’il finit par traverser
l’Atlantique. Pour remporter un égal succès à Broadway. Le rôle
principal y est tenu par un comédien d’origine austro-hongroise âgé de
45 ans, qui a déjà derrière lui une longue carrière dans son pays
d’origine mais ne compte aux USA que des apparitions secondaires dans
des productions exotiques d’un point de vue américain, où son accent
fait très « couleur locale ». Bela Lugosi, puisque c’est bien évidemment
lui dont il s’agit, se voit proposer de reprendre son rôle à l’écran et
devant la caméra du maître Tod Browning suite à un tragique concours de
circonstances.
Car Browning, qui
compte à son actif les meilleurs films fantastiques ou films noirs des
dix dernières années, a déjà un interprète tout trouvé pour le rôle
titre : Lon Chaney. Bossu de Notre Dame (1923, Wallace Worsley),
Fantôme de l’Opéra (1925, Rupert Julian), il est tour à tour pour
Browning : ventriloque dans le Dernier des Trois (Browning),
Janus à la Jekyll et Hyde dans The Blackbird (Browning), manchot
magnifique dans The Unknown, monstre insaisissable et désormais
invisible dans London After Midnight puisque le film a bel et
bien disparu, cul de jatte dans West of Zanzibar. Mais un cancer
de la gorge, attribué autant à une consommation immodérée de la
cigarette qu’à un accident de tournage (il aurait avalé de la neige
artificielle sur le plateau de son dernier film muet, Thunder en
1929), le foudroie en juillet 1930 à l’âge de 47 ans.
Surnommé l’homme
aux mille visages, Lon Chaney a ouvert la voie aux futures vedettes du
fantastique. Fils de parents muets, ses dons pour la pantomime
rivalisaient avec ceux de Chaplin. Véritable caméléon, il laisse
derrière lui une filmographie qui fascine toujours autant.
Sans cette
disparition prématurée, c’est lui et non Lugosi qui aurait dû créer à
l’écran le rôle de Dracula. Après les refus de Paul Muni et Conrad Veidt
notamment, Browning se rabat donc sur le comédien qui triomphe sur scène
et se contente de le filmer sans relief, fidèle à la seule adaptation
scénique du roman. Si aujourd’hui le film a bien vieilli et qu’on a
tendance à le considérer comme l’un des moins bons longs métrages de
Browning, c’est l’interprétation de Lugosi qui semble la plus datée. Son
jeu théâtral n’a rien de naturel, ses effets sont appuyés et son pouvoir
de séduction laisse à désirer. Il n’a pas vraiment la beauté du diable
et s’empêtre presque dans sa cape à force d’effets de manches. Mais le
film a fait date et permet d’apprécier le travail de Karl Freund, qui a
su merveilleusement rendre l’atmosphère gothique du roman.
Parallèlement à ce
Dracula, se tournait dans les mêmes décors une version mexicaine.
D’après Patrick Brion, le producteur Paul Kohner, cherchant un moyen de
retenir à Hollywood sa maîtresse Lupita Tovar qu’il épousa par la suite,
demanda et obtint l’autorisation de tourner une version mexicaine, plus
longue (102’ contre 78’) et au final plus aboutie. Signée Georges
Melford, elle a pour vedette Carlos Villarias est reprend elle aussi la
dramaturgie de la pièce, mais avec plus de conviction.
Dracula
triomphe au box office. L’engouement avéré du public pour le film
d’horreur persuade les patrons d’Universal qu’ils tiennent là un très
bon filon. Ce que semble penser également les autres studios. La bagarre
est lancée pour le plus grand plaisir du spectateur et pendant plusieurs
années, les chefs d’œuvre vont se succéder jusqu’à ce que le genre se
désintègre.
Les nouveaux
visages du cinéma d’épouvante
Si on doit faire
la liste des films d’horreur produits par Hollywood à partir de 1931, on
a rapidement le vertige. Pratiquement tous tirés de romans, de nouvelles
ou de pièces, ils constituent le panthéon du genre et font toujours
autant rêver. Les grandes figures de méchants se répondent les unes aux
autres en un catalogue de fourberies, de félonies et de machiavélismes
en tous genres dans lequel on peut distinguer trois typologies :
1/ Le tueur
impitoyable, vampire ou chasseur psychopathe, qui prend l’apparence le
plus souvent d’un comte européen, aristocrate exilé, qui menace les
fondements de la société américaine quand bien même l’action se situe le
plus souvent en Europe ou dans des endroits improbables comme dans l’île
sur laquelle règne le Comte Zaroff et ses impitoyables chasses ;
2/ Les monstres,
qui sont le plus souvent également des victimes, de la créature de
Frankenstein au loup garou en passant par les cobayes du Dr Moreau ;
3/ Les savants et
médecins plus ou moins fous, qui expérimentent sur eux-mêmes quand ils
sont courageux ou inconscients leurs propres formules magiques (on pense
à l’homme invisible et à Jekyll) ou sur les autres comme Frankenstein ou
le Dr Moreau.
Universal garde la
main après le succès de Dracula en montant Frankenstein. Pour
l’anecdote, il faut savoir que le rôle de la créature avait été proposé
et testé sur Bela Lugosi qui dédaigna l’offre en arguant notamment du
fait que sous un tel maquillage, on ne le reconnaîtrait pas, que cela ne
pourrait donc servir sa carrière et que de toute façon un rôle muet de
créature décérébrée pouvait bien être tenu par un débutant ! L’ironie du
sort voudra que douze ans plus tard, déjà en perte de vitesse, il
accepte d’affronter le fils de Lon Chaney Jr grimé en loup-garou dans
Frankenstein meets the Wolf Man, après que Chaney ait dû renoncer à
tenir les deux rôles car, d’un point de vue purement pratique, le
maquiller pour les deux rôles prenait trop de temps !
Le très
britannique William Henry Pratt, alias Boris Karloff se prêta de bonne
grâce à d’interminables séances de maquillage pour se transformer en
monstre, puisqu’il fallait rien moins que 3h30 pour le rendre
méconnaissable et 1h30 pour lui rendre visage humain !
La direction
d’acteurs de James Whale, la beauté des décors qui sont pour certains
directement empruntés à Dracula, la force poétique de certains
plans qui font en quelque sorte la transition entre le muet et le
parlant et composent des tableaux vivants proprement saisissants
(comment ne pas songer à la rencontre du monstre et de la petite fille),
ont largement concouru à faire de Frankenstein l’archétype du
film d’horreur gothique par excellence. Au-delà du label fantastique,
c’est tout simplement l’un des plus grands films de l’époque.
Paramount ne s’y
trompe d’ailleurs pas qui lance aussitôt en chantier en guise de
réplique son Dr Jekyll et Mr Hyde. Après plusieurs versions
muettes, on citera celles de 1913 d’Herbert Brenon avec King Baggot et
celle de 1920 de John Robertson avec la star John Barrymore dans le
double rôle titre, c’est au tour de Fredric March de camper les deux
rôles. Sa prestation lui vaut un des premiers Oscars distribués par
l’Académie. Même si la version de Mamoulian est inférieure à celle que
réalisera Victor Fleming avec Spencer Tracy, elle utilise les comédiens
à contre emploi et donne à apprécier une vision assez fidèle du roman de
Stevenson. Pour l’anecdote, il faut savoir que l’idée du roman était
venue à Stevenson au cours d’un rêve, transformé en conte, intitulé « Le
compagnon de voyage » dont l’auteur détruisit le manuscrit avant qu’il
ne le transforme en Cas du Dr Jekyll et Mr Hyde. Né deux ans
avant que Jack l’Eventreur ne défraie la chronique, Hyde est un peu une
prémonition littéraire, annonciateur d’un démon sortant lui aussi la
nuit pour s’attaquer pareillement à des prostituées et défier la
puritaine bonne société victorienne. Hasard ou coïncidence, difficile de
se prononcer…
Foire aux monstres
et monstres de foire
Comme les
personnages difformes et monstrueux semblent avoir la côte, la MGM
décide de ne pas être en reste. On le sait, la MGM a toujours voulu
s’arroger le titre de studio des stars et de star des studios. Aussi
quand elle envisage de faire un film de monstres, elle ne peut elle pas
faire les choses de manière mesquine. Puisque le public veut des
monstres, il en va en avoir ! Et pas des monstres de carton pâte ou des
déguisements de mardi gras ! Des vrais monstres ! L’avisé producteur
Irving Thalberg passe commande au scénariste Willis Goldberg d’une
histoire susceptible de contrer le monopole naissant de l’Universal en
matière d’horreur.
On peut dire que
le résultat sera à la hauteur des espérances artistiques de Thalberg.
Beaucoup moins de celles financières de Louis B. Mayer qui perdra 164
000 dollars à la sortie du film, si controversé qu’il restera interdit
en Angleterre pendant 30 ans !
Ce film, c’est
bien évidemment Freaks de Tod Browning. Ce rassemblement de
monstres, qui sont bel et bien des êtres humains, sans maquillage aucun,
recrutés dans des cirques dans lesquels ils s’exhibaient en véritables
phénomènes de foire, n’a pas d’équivalent dans l’histoire du cinéma.
Autant Elephant
Man confine-t-il à la performance d’acteur de la part de John Hurt
et à la reconstitution historique soignée de l’époque victorienne,
autant Freaks apparaît comme un film cru, dans lequel les
comédiens incarnent leurs propres rôles, au cœur d’une espèce de zoo
humain improbable. Même si le film n’est que l’adaptation d’une histoire
écrite spécialement pour le cinéma, il déclenche un tel malaise à chaque
projection qu’on ne peut pas ne pas le citer. Il faut par exemple savoir
que lors du tournage dans les studios de la MGM, des pétitions
circulaient pour demander que certains acteurs jugés trop repoussants
physiquement ne viennent pas faire table commune à la cantine avec les
autres membres de l’écurie Métro. Un racisme anti monstres en quelque
sorte…. Présentant des personnages mutilés physiquement et affectivement
(on pense à celle par qui le drame arrive), le film sera lui-même mutilé
lors de son montage final mais curieusement non censuré par les
autorités de l’époque. A l’évidence, le code Hays l’aurait tout
bonnement envoyé au pilon à quelques années près.
Si la MGM se remet
facilement de cet échec commercial, Universal se débrouille plutôt bien
dans le même temps dans son exploitation finaude du fantastique.
Histoires de
singes
Edgar Poe fournit
opportunément la matière d’un film de monstre, costumé celui là, avec le
gorille tueur du Double Assassinat dans la rue Morgue de Robert
Florey, lequel aurait dû au départ diriger Frankenstein. Ce
cadeau de consolation baigne dans une atmosphère véritablement noire,
reprenant les décors de Notre Dame de Paris, du Fantôme de
l’Opéra avec Lon Chaney et même de Dracula, repeints d’un
étrange coloris mélange de suie et de craie, ce qui confère aux décors
un côté estampes typique des années 1840. La vraie réussite du film se
situe moins sur le plan de l’interprétation, puisqu’on y retrouve un
Bela Lugosi en méchant tout bouclé assez croquignolesque, que d’un point
de vue esthétique. Le chef opérateur n’est autre que Karl Freund, bras
droit de Murnau et Fritz Lang, qui fait le pont entre l’expressionnisme
allemand et l’Universal touch dont il sera en matière de
fantastique l’un des principaux artisans.
En cette même
année, on compte au moins 4 autres films importants dont les titres sont
toujours aussi évocateurs à nos oreilles. La MGM se refait immédiatement
une santé commerciale en proposant une version de la Belle et la Bête
exotique, avant King Kong, en reprenant à son compte la légende
de Tarzan d’après Rice Burroughs. Johnny Weissmuller succède à
Elmo Lincoln qui créa le rôle titre du temps du muet et immortalise à
jamais le cri de l’Homme Singe dans sa jungle de carton. Souvent
sadique, ce premier opus ressemble en fait à un cauchemar est
s’apparente moins à un film pour enfants qu’à un conte de fées africain
pour adultes.
Comme une réponse
à cette incursion dans un univers exotique qui dépayse totalement un
public masculin ébahi, qui n’en revient pas de voir le héros combattre
presque à mains nues un crocodile et des lions déchaînés tout en
reluquant Maureen O’Sullivan dont le pagne laisse largement apprécier
les appâts non censurés, la RKO propose une course poursuite haletante
dans une végétation luxuriante plus inextricable que celle de Tarzan.
Avec l’adaptation
d’une nouvelle de Richard Connell, The Most Dangerous Game,
Ernest Schoedsack et Irving Pichel nous entraînent dans les Chasses
du Comte Zaroff. Un noble européen perdu au milieu de nulle part,
régnant depuis son castel sur un îlot rocheux transformé en terrain de
chasse à l’homme pour infortunés naufragés ; les points communs avec un
certain comte Dracula ne manquent pas. A ceci près, d’un point de vue
purement interprétatif, que Leslie Banks y est autrement plus glaçant et
convaincant en traqueur halluciné que Lugosi ne pouvait l’être en
Dracula...
En veine de
méchants à haïr, le public retrouve, derrière le lion de la MGM, Boris
Karloff grimé en docteur asiatique hégémonique, prêt à dominer le monde
à la manière d’un adversaire de James Bond 007 dont il est un peu
l’archétype. Dans Le Masque de Fu Manchu, Karloff est tout
bonnement grandiose. Les décors ne sont pas en reste et les supplices
exercés à l’encontre des ennemis de Fu Manchu sont d’un tel raffinement
qu’une fois encore, il faut avoir en tête le fait que la censure
n’existait pratiquement pas à l’époque…
Des acteurs
sous toutes les coutures
Karloff devient
alors une star de l’horreur en l’espace de trois films. Après le monstre
de Frankenstein puis le diabolique péril jaune en kimono imaginé
par Sax Rohmer, le revoilà, toujours en 1932, sous les traits bandés de
La Momie. Même si le film ne relève pas d’une adaptation
littéraire mais plutôt de l’exploitation de faits divers ayant entouré
la découverte de la sépulture de Toutankhamon, il vaut d’être signalé
car il constitue la première réalisation de Karl Freund dont on admire
ici le style. Le pauvre Karloff devait endurer 8 heures de maquillage
pour se transformer en Imo Thep et devenir ainsi l’une des icônes du
genre par excellence. Universal pouvait asseoir grâce à lui sa
domination sur la profession en matière de fantastique.
Et ce malgré une
concurrence croissante. Car il faut bien comprendre que, dans chaque
studio, on réfléchissait à la manière de supplanter cet encombrant rival
en renchérissant sur le plan du spectaculaire.
En 1933,
l’imagination prend le pouvoir et les figures mythiques du genre
naissent toutes en même temps.
Après le cirque de
Freaks pour la MGM, la Paramount adapte H.G Wells et lâche ses
propres monstres sur l’Ile du Dr Moreau. Elle convoque d’ailleurs
Bela Lugosi à la fête et propose le rôle titre à l’un des plus grands
comédiens de l’époque : Charles Laughton. Le résultat artistique n’est
pas de première grandeur mais le film aura tout de même droit par la
suite à deux remakes, avec Burt Lancaster et Marlon Brando dans le rôle
titre. Et aura le redoutable mérite d’être purement et simplement
interdit en Angleterre.
H.G Wells inspire
à son tour Universal qui réplique en demandant à James Whale de tourner
un Homme Invisible avec Claude Rains. Le film fonctionne plutôt
bien même si par définition, le processus d’invisibilité est assez
limité en termes de sensationnalisme. La transformation du héros est
forcément moins spectaculaire que celle du Dr Jekyll. Ses affres
psychologiques sont néanmoins toujours d’actualité et on ne pourra
qu’apprécier que l’immense John Carpenter s’intéresse à son sort dans un
excellent remake.
La Paramount opte
pour la fantaisie de Lewis Carroll en adaptant Alice au Pays des
Merveilles et ses créatures plus ou moins insensées. Mais trop de
vedettes méconnaissables sous leur maquillage et une volonté délibérée
de trop en faire sans discernement rendent le projet pour le moins
bancal. Ainsi, je cite pour l’anecdote l’ouvrage de Patrick Brion sur le
fantastique américain, quand Joseph Manckiwicz, futur metteur en scène
de The Ghost and Mrs Muir demanda au responsable de la production
à la Paramount s’il voulait qu’il adapte Alice au Pays des Merveilles
ou Alice à travers le miroir, sachant que mélanger les deux était
infaisable, on lui répondit « puisqu’on a acheté les droits des deux
livres, utilisez les tous les deux ! »).
Mais le grand
succès de l’année c’est évidemment King Kong. Qui n’est pas une
adaptation littéraire, si ce n’est qu’il reprend à son compte le conte
de la Belle et la Bête, à sa manière, se jouant de tous les tabous en
rendant possible quoique forcément tragique l’issue de la passion entre
un singe géant et une splendide jeune femme ! Le pouvoir onirique de ce
film est tel que ce n’est certainement pas la version très Walt Disney
qu’en a donné récemment Peter Jackson qui édulcorera des images qui nous
hantent à jamais, quand Kong s’empare du présent que les indigènes lui
font ou qu’il tente de combattre du haut de l’Empire State une
escadrille infernale qui aura raison de sa toute puissance.
King Kong
ne remet cependant pas en cause la suprématie de l’Universal qui produit
en 1934 Le Chat Noir et le Corbeau d’après Edgar Poe.
Edgar Ulmer et Louis Friedlander réunissent coup sur coup le tandem
Karloff / Lugosi pour des adaptations réussies. Si réussies, si noires,
si malsaines qu’une fois de plus, l’Angleterre censure ces produits
d’importation. Devant une telle levée de boucliers, qui font appel à la
fois à un évident puritanisme mais aussi à la volonté de la production
cinématographique britannique de se préserver de la déferlante
hollywoodienne, Universal se ravise et commence à tarir sa source
fantastique. Notons pour l’anecdote que le criminel du Corbeau
campé par Karloff se nomme Bateman, comme le tueur psychopathe de
l’American Psycho de Brett Easton Ellis.
En 1935, la MGM
propose néanmoins à Karl Freund de réaliser ce qui sera son dernier film
avant qu’il ne retourne au statut de technicien et termine notamment sa
carrière sur les plateaux du show comique de Lucille Ball. Avec Mad
Love, plus connu en France sous le titre des Mains d’Orlac
d’après Maurice Renard, il signe un chant du cygne prématuré de toute
beauté, avec un Peter Lorre en Dr Gogol qui fait quant à lui ses
premières armes comme vedette à Hollywood après un second rôle remarqué
dans la première version de l’Homme qui en savait trop
d’Hitchcock.
Maurice Renard
avait déjà connu une première adaptation de son œuvre phare, en
Allemagne en 1924, grâce à Robert Wiener et Conrad Veidt et aura post
mortem les faveurs de l’écran grâce au remake d’Edmund T. Gréville avec
Mel Ferrer et Christopher Lee.
Quant à la
Paramount, elle livre en 1935, avec Peter Ibbetson, d’après
George du Maurier, grand-père de la Daphné du Maurier de Rebecca
et de l’Auberge de la Jamaïque, signé par Henry Hathaway que l’on
associe plus volontiers aux derniers bons westerns de John Wayne ou au
Niagara qui magnifiait Marilyn Monroe, un chef d’œuvre qualifié de
« prodigieux triomphe de la pensée surréaliste » par André Breton,
dans lequel Gary Cooper transcende la mort par amour pour Ann Harding.
Un film d’un romantisme échevelé, film de fantômes où le temps qui passe
est le seul monstre à combattre.
La
guerre du rêve
De plus en plus
inclassables, les œuvres fantastiques font place à mesure que la seconde
guerre mondiale se rapproche à des films de guerre, des comédies
musicales ou pas, des westerns ou des polars. L’heure n’est plus à se
faire peur. On veut du rêve et la MGM décide d’en offrir une pleine
brassée aux spectateurs du monde entier en lançant le chantier du
Magicien d’Oz. En 1939, le film sortira d’ailleurs quelques jours
avant que les déclarations de guerre ne se multiplient en Europe, comme
le témoignage d’une époque fantasmatique presque révolue.
Ce qu’il y a de
remarquable avec ce film, c’est moins ce que l’on sait et qu’on éprouve
en le regardant que ce que l’on en ignore généralement. La légende veut
qu’un milliard de personnes ait vu l’adaptation du populaire roman de L.
Frank Baum mais combien savent que personne à la MGM ne prédisait un tel
succès ? Si on s’en tient seulement au générique, il doit tout au
hasard. Judy Garland ne joua Dorothy que parce qu’à la Fox, Zanuck
refusait de prêter sa star Shirley Temple et que Universal ne voulut pas
non plus prêter Deanna Durbin. Sept comédiens devaient jouer le
professeur Marvel avant Frank Morgan dont WC Fields et Wallace Beery ;
quant à Jack Haley, il n’est devenu l’Homme en Fer Blanc qu’après que le
maquillage en aluminium ait empêché Buddy Ebsen de tenir le rôle.
Attribué à Victor Fleming, le film a été commencé par Richard Thorpe et
eut pour directeurs successifs George Cukor, Victor Fleming et enfin
King Vidor qui assura l’intérim quand Fleming sera appelé à la rescousse
pour remplacer Cukor, une fois encore et la même année, sur le plateau
d’Autant en emporte le vent, autre succès phénoménal de la
MGM.
Dans cette comédie
musicale, la monstruosité est sublimée par le Technicolor, au point que
l’on retrouve le couple nain vedette de Freaks, certes dans des
rôles secondaires, mais sans que cela ne perturbe l’auditoire. Un brin
de distanciation chanté et dansé peut parfois faire passer bien des
outrances visuelles qui s’avèreraient choquantes dans un contexte plus
réaliste.
Le choc des
titans
Signalons enfin
que dans les années 1940, Universal procède à une résurrection opportune
de ses monstres « maison », en faisant s’opposer ses créatures entre
elles. Comme dans House of Frankenstein en 1944 dans lequel Boris
Karloff dans un rôle de savant fou redonne vie à Dracula, campé
fidèlement au portrait de Stoker par un John Carradine avec moustaches.
Suivi en 1945 par un House of Dracula dans lequel Carradine
reprend du service pour affronter Lon Chaney Jr en loup-garou.
Nous pourrions dès
à présent conclure cette conférence dans la mesure où tout ce qui suivra
en termes cinématographiques ne sera par la suite que remakes et
redites, resucées et réadaptations. Mais pourquoi s’arrêter en si bon
chemin et en si bonne compagnie ?
La France,
parent pauvre du fantastique à l’écran
Je vous propose
donc de revenir en France pour nous apercevoir que notre pays demeure le
parent pauvre du cinéma fantastique. Curieusement, malgré des écrivains
aussi talentueux que Maupassant et son Horla, Mérimée et sa
Vénus d’Isle, l’Homme qui Rit d’Hugo, les plumes de Pierre
Souvestre et Marcel Allain et celle d’un Gaston Leroux dont Rouletabille
et Chéri-Bibi seront les seuls personnages à trouver grâce aux
yeux des réalisateurs français (notons qu’aucune version française du
Fantôme de l’Opéra n’existe à ce jour !), la France n’est pas à
l’écran en tout cas le pays du fantastique. Si par la suite la
télévision produira nombre d’adaptations et de programmes originaux
notamment au glorieux temps de l’ORTF, c’est au théâtre et notamment sur
la scène du Théâtre de Grand Guignol de l’impasse Chaptal que le genre
horrifique donna la pleine mesure du talent d’auteurs tels que André de
Lorde. Curieusement, ce genre à part entière qui ouvre la voie au gore
lancé au cinéma par Hershell Gordon Lewis avec Blood Feast et
2000 Maniacs s’est exporté et perdure à l’étranger de nos jours
alors que seul un cinéaste comme Jean Marboeuf aura la bonne idée de lui
rendre hommage dans un film du même nom en 1986.
Combien
spontanément peut on citer d’œuvres françaises ayant trait au
fantastique et qui sont qui plus est des adaptations ? Très peu en fait.
On pense peut être à la version muette de la Chute de la Maison Usher
par Jean Epstein en 1928 dont on doit l’adaptation à Bunuel. Puis à la
veille de la deuxième guerre mondiale, à la Charrette Fantôme de
Pierre Chenal avec Pierre Fresnay, d’après un roman de Selma Lagerlof,
auteur des planantes aventures enfantines de Nils Holgerson. Aux
Visiteurs du Soir pendant l’Occupation mais qui n’est pas une
adaptation mais un scénario original de Prévert. Et puis évidemment, au
sortir de la guerre, comme on s’éveille d’un très mauvais rêve, émerge
la poésie de Cocteau et sa version de La Belle et la Bête d’après
Jeanne-Marie Le Prince de Beaumont. Quand Disney reprenait le flambeau
du fantastique en 1937 en produisant en couleurs Blanche Neige et les
Sept Nains d’après les frères Grimm, Cocteau entreprenait en noir et
blanc de raconter une histoire d’amour impossible où le merveilleux a
des allures de baroque absolu (qui ne se souvient de ces
porte-chandeliers humains émergeant des murs…).
Exceptées les
Yeux sans Visage de Georges Franju, seul chef d’œuvre des années
1960 qu’il inaugure magistralement, il faut attendre les années 70 pour
voir des œuvres comme La Bête de Valerian Borowczyk ou la
quarantaine de films de qualité diverse signée Jean Rollin, souvent
mâtinés d’érotisme explicite, sonner le timide renouveau du fantastique
en France. La Belgique avec Malpertuis et surtout Les Lèvres
Rouges d’Harry Kumel, avec Delphine Seyrig dans le rôle de la
sanguinaire comtesse Bathory agrémente en 1971 ce piètre palmarès
hexagonal.
Au regard de ce
que Hollywood a produit dans les années trente, tous genres confondus,
la France fait pâle figure. Peut être doit-on tout simplement considérer
que notre esprit cartésien s’accommode mal d’histoires de fantômes, de
revenants, de vampires et de monstres. Notre folklore régional ne manque
pourtant pas d’histoires de maisons hantées, d’émules ou de précurseurs
de Dracula (qu’on pense seulement à Gilles de Rais), de créatures
insaisissables comme la bête du Gévaudan ou de cités disparues sous les
eaux.
La Hammer
déterre les cadavres
Heureusement pour
l’amateur d’horreur, la résurrection allait venir d’Angleterre sous le
label d’une compagnie devenue mythique : la Hammer.
Son maître
incontesté, Terence Fisher, reprit à son compte en une dizaine d’années
toutes les icônes du genre, de la créature de Frankenstein à la
Momie, de Dracula au Fantôme de l’Opéra, du Loup
Garou au Dr Jekyll en passant par le Sherlock Holmes du
Chien des Baskerville. Il faudrait des heures pour louer en la
disséquant film par film l’œuvre de Fisher. Tournant en couleurs,
contrairement à ces aînés de l’Universal, il bénéficiait de la violence
des couleurs, le sang devenant un personnage à part entière de ses
récits horrifiques. Sensible au cadrage mais aussi aux décors, qui
rendent toujours crédibles l’atmosphère gothique flamboyante que
distillent ces films, il dirige ses acteurs le plus intuitivement du
monde, à l’émotion (c’est ainsi qu’il se définit), sachant que les
moyens du bord ne leur permettent guère de répéter (on ne dépasse pas
souvent les 30 jours de tournage à la Hammer et une journée de lecture
du scénario peut suffire à s’imprégner de ce dernier pour l’équipe).
Avec sa magic
touch, des films qui auraient pu ne pas dépasser le stade de simples
œuvres de commande puisque Fisher n’était nullement maître de ses
sujets, sont devenus des classiques. Sans doute un peu aussi grâce à son
duo fétiche.
Entre
l’aristocratie plus ou moins démoniaque de Peter Cushing, suivant que
ses obsessions l’entraînent à lutter contre Dracula ou à repousser les
limites de la mort en Frankenstein, et la stature de Commandeur de
Christopher Lee, jamais aussi impressionnant que lorsqu’il se tait (dès
que son Dracula deviendra parlant et excessivement bavard, la peur
s’amenuisera….).
Pour l’anecdote,
il faut savoir que Christopher Lee ne toucha que 500 livres pour
incarner la créature de Frankenstein et 750 livres pour ressusciter
Dracula dans Le Cauchemar de Dracula, comme quoi le crime ne paie
pas toujours à l’écran !
A la Hammer,
Dracula est le personnage central des films de vampires. Du reste il
n’est pas systématiquement opposé à Van Helsing et donc à Peter Cushing.
Ce peut être ainsi un prêtre qui l’affronte comme dans Dracula,
Prince des Ténèbres en 1966. Du reste, il faut avoir en mémoire le
fait que le premier opus de ce qui n’est pas exactement une série, au
sens concerté et prémédité du terme, se termine par une mort radicale de
Dracula, dont les cendres sont même balayées par un vent salutaire qui
les disperse, semble t-il !, à jamais. Les procédés qui redonneront par
la suite vie au comte seront aussi multiples et parfois alambiqués que
ceux permettant de l’éradiquer en fin de programme, entre les flammes
qui le dévorent à l’aube quand le soleil apparaît, l’eau vive de ses
douves qui l’engloutisse ou la roue accidentée d’un fiacre qui se
transforme en pieu expiatoire.
Moins que le
comte, c’est l’attitude de Van Hesling qui vaut d’être examinée à la
loupe comme dans le Cauchemar de Dracula. Van Hesling apparaît au
bout de vingt minutes, il arrive en Transylvanie pour venger son
disciple Jonathan Harker et connaît tout des vampires, se présentant
lui-même comme le dernier rempart du monde occidental face à cette
terreur. Il parle de lui à la 3ème personne quand il discute avec les
autochtones comme ces derniers le font en parlant de Dracula. La mise en
scène de Fisher est à cet égard parfaitement habile. La première chose
que l’on distingue de Van Helsing, c’est sa main et non son visage.
Homme d’action, il agit seul, se déplace dans le château de son ennemi
comme en terrain de connaissance, enregistre ses impressions sur un
phonographe qui, sauf erreur, n’avait pas encore été inventé au moment
où l’action est sensée se dérouler. Et si ses équipements sont modernes
voire d’avant-garde, ses méthodes demeurent à l’image de l’ennemi qu’il
affronte : un modèle d’archaïsme. Prescrivant de l’ail à foison, il a
recours à une croix et au traditionnel pieu dans le cœur pour exorciser
la malédiction du démon, faisant jaillir lui aussi le sang pour la
première fois en couleur. Comment ne pas voir là d’ailleurs un parallèle
saisissant entre le Bien et le Mal ? Pour donner l’absolution à la
victime et la délivrer de sa vie de non morte, il n’a d’autre choix que
de la pénétrer, non pas à l’aide de canines acérées mais par
l’intermédiaire d’un bout de bois, lors d’un rituel encore plus violent
que le rituel initiatique de Dracula ! Brisant à son tour symboliquement
l’hymen d’une vierge pour percer son âme à jour et la sauver, il
prodigue à la pauvre Lucy une onction extrême, implicitement sexuelle…
Modèle du genre,
la course poursuite finale du Cauchemar, pendant laquelle pendant
cinq minutes au moins, aucun dialogue ne vient interrompre la musique
trépidante de James Bernard demeure un modèle inégalé. Van Helsing
manque par trois fois de succomber (assommé par un chandelier, étranglé
par le comte et mordu par lui). Il réussit à se refuser à son suborneur
et triomphe de lui au cœur de sa bibliothèque, en s’emparant de deux
chandeliers pour le repousser dans un coin, avant de se jeter sur une
tenture et laisser le soleil rôtir instantanément le prince des
ténèbres. Voilà sans doute la meilleure séquence de fin jamais filmée de
toute l’histoire de la geste Draculéenne au cinéma.
Soutenue par
Universal, la Hammer va régner sans partage, si ce n’est sporadiquement
avec la firme Amicus spécialisée dans les films à sketches, pendant près
de 20 ans sur le genre.
Symboliquement,
quand Boris Karloff disparaît en 1969. Le genre s’essouffle. Karloff qui
s’éteint après avoir promené sa silhouette désormais voûtée dans
quelques séries télé telles que Les Mystères de l’Ouest et Des
Agents très spéciaux.
Et, après avoir
interprété son propre personnage romancé, celui d’une vedette de
l’horreur aux prises avec un tueur dans la foule de ses admirateurs dans
le prometteur Target de Peter Bogdanovitch, fan affiché de
Karloff. Dans une sorte de chant du cygne profondément marquant.
Corman enlumine
Edgar Poe
Quand on parle de
Bogdanovitch, on songe forcément à Roger Corman qui lui mit le pied à
l’étrier et permit à Karloff, Peter Lorre et Vincent Price de briller à
de multiples reprises, dans ses propres mises en scène à petit budget
tirées des écrits d’Edgar Poe. En 1960, Corman a déjà derrière lui une
jolie carrière de metteur en scène et de producteur. Il se lance dans la
première des adaptations de Poe qui le rendront vénéré des cinéphiles du
monde entier, par son sens du détail et de la composition, tournant la
majeure partie du temps en studio pour souligner l’atmosphère
oppressante de ces histoires macabres. La chute de la maison Usher
initie le cycle. Elle met en vedette Vincent Price dans le rôle titre et
demeure une version tout à fait appréciable. Avec The Pit and the
Pendulum (la chambre des tortures), il associe la divine Barbara
Steele à Price et bénéficie là encore de la plume de Richard Matheson,
auteur de Je suis une légende, pour adapter l’œuvre. Dans
Tales of terror (l’empire de la terreur), inégal film à sketches
comprenant Morella, the Black Cat et le cas de Mr
Valdemar, il réunit Price et Lorre et convie même Basil - Sherlock
Holmes – Rathbone à la fête. Suit The Raven (le corbeau 1962) qui
réunit Price, Karloff et Lorre dans un festival parodique où l’on sent
que Lorre est de loin le plus à l’aise dans la fantaisie, suivi de près
par Price, tandis que Karloff tente de conserver son calme au milieu du
chaos, au milieu duquel apparaît Jack Nicholson. Le Masque de la Mort
Rouge et la Tombe de Ligeia réalisés en 1964 permettent à
Vincent Price de donner la pleine mesure de son ambigu personnalité et
installent Corman comme un cinéaste capable de s’exonérer des
contraintes budgétaires et des modes pour s’adonner à ses passions, en
l’occurrence l’œuvre de son compatriote Edgar Poe, et les faire
partager.
Histoires de
fantômes anglais
Pas si éloigné de
l’univers de Poe, celui de Henry James et de son Tour d’écrou
mérite de revenir quelques instants en Angleterre. Loin de vouloir
concurrencer la Hammer, Les Innocents de Jack Clayton s’inscrit
comme une œuvre unique.
Une œuvre
singulière, baignant dans un noir et blanc incroyable dû à un artisan de
l’ombre de la Hammer justement, passé parfois par la réalisation,
Freddie Francis auquel on doit Dracula has risen from the grave.
Les Innocents
est un film parfaitement déroutant. Il raconte l’histoire d’une
préceptrice engagée par l’oncle de deux orphelins pour mener à bien leur
éducation dans une demeure étrange et isolée en pleine campagne.
L’institutrice va découvrir bien vite que la petite fille et surtout le
petit garçon qu’elle doit éduquer ont une personnalité hors du commun.
Comme habité par l’âme du contremaître du domaine, mystérieusement
décédé, l’enfant se comporte comme un adulte et tente ouvertement de
séduire sa préceptrice. Sombrant dans une névrose paranoïaque, cette
dernière s’imagine voir des choses et se sent de plus en plus oppressée.
Mais au final c’est l’enfant qui meurt, dans ses bras, tableau d’une
Pieta équivoque tenant son presque amant dans ses bras. A ce stade, on
ne sait pas si elle a délivré l’enfant du Mal ou s’il a succombé à ses
sortilèges hystériques. Qui est innocent ici ou qui ne l’est pas, le
mystère reste entier.
Souvent adapté, le
livre n’a jamais été aussi bien servi que par Clayton et
l’interprétation de Deborah Kerr qui parvient à sombrer dans une folie
contagieuse sans que l’on sache si le récit est raconté de son point de
vue de pure frustrée ou si elle est la victime d’un enchaînement de
circonstances. Si le film est forcément marquant, on recommandera dans
la même veine Le Corrupteur, rare bon film de Michael Winner,
avec Marlon Brando dans le rôle du contremaître, préquelle habilement
ficelée présentant l’histoire sous un jour nouveau.
Une thématique
qu’Alejandro Amenabar reprendra avec malice dans les Autres,
cette histoire de fantômes qui ignorent leur état de trépassés surfant
elle-même sur la vague engendrée par le succès de Sixième Sens
avec Bruce Willis.
La Ligue se
déchaîne…
Dracula n’en finit
plus par la suite de revenir à la vie. En 1979, non seulement Nosferatu
reprend du service pour Werner Herzog qui dirige Klaus Kinski dans l’un
de ses meilleurs rôles, mais Dracula rajeunit sous les traits de Frank
Langella dans la version de John Badham.
Comme Hollywood
s’y entend pour recycler les bonnes vieilles recettes, l’un des films
récents les plus sympathiques rassemblant quelques uns des personnages
les plus emblématiques du fantastique victorien est tout simplement une
adaptation de bande dessinée d’Alan Moore. Sa Ligue des Gentlemen
Extraordinaires regroupe ni plus ni moins que Mina Harker
définitivement devenue une goule, l’Homme Invisible, l’inaltérable
Dorian Gray, le Dr Jekyll et son double dévastateur, mais aussi le
capitaine Némo, un intrépide américain baptisé Tom Sawyer, avec pour
leader le charismatique Allan Quatermain, campé par Sean Connery,
flamboyant vieux lion s’il en est. Avec pour adversaire un génie du
crime dissimulé derrière une initiale, le « M » de l’ennemi juré de
Holmes, Moriarty en personne !
Comme au temps de
la concurrence effrénée entre les majors, après le lancement de la
Ligue par la Fox, Universal s’est empressée de ressusciter ses
monstres, de Dracula à celui de Frankenstein, du Loup Garou au Dr Jekyll
(qui ne lui appartenait pas en propre), pour bâtir autour du personnage
de Van Helsing singulièrement rajeuni et transformé en tueur de
vampires façon Buffy, un blockbuster fantastique presque too much
à force de surenchères visuelles. Avec dans le rôle principal Hugh
Jackman, plus connu sous la griffe du Wolfverine des X Men.
Génération
Stephen King
Mais le cinéma a
su depuis une trentaine d’années faire appel à de nouvelles plumes dont
on peut au moins citer trois d’entre elles, parmi les plus marquantes.
Comme son nom
signifie tout de même roi en français, il faut citer Stephen King,
l’homme à la centaine d’adaptations, ciné et télé, le roi de l’horreur
US, le maître incontesté du best-seller dans le domaine du fantastique,
à l’imagination foisonnante et au talent de conteur consommé. King sait
depuis ses débuts saisir ces instants où le quotidien bascule dans la
tragédie la plus effrayante, qu’elle débouche sur du fantastique pur
comme dans Ça, sur une chronique nostalgique comme dans Stand
by me ou Cœurs Perdus en Atlantide, qu’elle s’interroge sur
la peine de mort comme dans La Ligne Verte ou sur des tueurs
d’exception : St-Bernard homicide comme Cujo ou voiture
psychopathe comme dans Christine.
Stephen King est
d’ailleurs passé une fois derrière la caméra pour adapter Maximum
Overdrive, série B sympathique sur une cohorte de véhicules devenus
fous, quand il n’effectue pas des apparitions ici ou là à la Hitchcock.
Son œuvre ne cesse d’inspirer le cinéma puisque trois adaptations sont
encore annoncées pour cette année et trois autres déjà pour 2008.
Plus ésotérique
sont par contre les œuvres de son homologue britannique Clive Barker qui
compte une vingtaine d’adaptations pour l’écran à ce jour et six films à
son actif, sachant que le prochain est annoncé pour cette année. Les
monstres de Barker qu’a immortalisé le film Hellraiser sont des
créatures de l’enfer absolument hideuses. Son œuvre se résume à une
espèce de cauchemar permanent, suffocant et dérangeant sur le plan
visuel, quand il donne vie à ses monstres de papier en les projetant sur
la toile.
Quant au troisième
auteur qu’on ne peut manquer de citer, c’est évidemment Anne Rice. Son
Lestat immortalisé à l’écran par Tom Cruise dans Entretien avec un
vampire de Neil Jordan, grand réalisateur pas seulement du
fantastique auquel on doit Une compagnie des Loups mémorable, a
insufflé un coup de jeune au mythe de Dracula. Autant ce dernier ne se
posait guère de questions quand Christopher Lee l’incarnait, monstre
tout entier tourné vers la satisfaction de ses désirs primitifs, autant
Lestat s’inscrit dans un courant de vampirisme existentiel et
métaphysique qui s’interroge ironiquement, non pas sur le sens de la
vie, mais sur celui de la mort. Lestat et son comparse Louis le Pointe
du Lac s’interrogent sur leur mal de vie éternelle, un mal de vivre qui
s’apparente fort à un mal de mort…
Reste qu’avec
Lestat et ses succédanés, on pense notamment au Dracula 2001 qui
révélait que Van Helsing était lui aussi devenu vampire après avoir été
mordu par son ennemi, dont les origines surprenantes remontaient en fait
à Judas, on peut se demander si la littérature fantastique n’a pas fini
par vampiriser à son tour le cinéma fantastique, les deux facettes d’un
même genre finissant par se piller mutuellement mythes et légendes, le
risque bien sûr étant grand qu’à la longue, le genre en ressorte
exsangue et vidé de sa substance, à force de séquelles, préquelle et
remakes multiples.
Mais quand on voit
ce que John Carpenter a réussi à faire avec son Vampires en 1998,
on se dit tout simplement que tant qu’il y aura de grands écrivains et
de grands metteurs en scène, le fantastique n’est pas prêt de mourir. Du
reste, n’a-t-il pas découvert le secret de l’immortalité à force de
fréquenter Dracula et ses semblables ?
Dans un monde en
perpétuel évolution, où le progrès menace le climat et où le sort de la
planète semble climatiquement et dramatiquement scellé, l’archaïsme d’un
Dracula parait presque rassurant !
Sébastien Socias
Journaliste à l’Ecran
Fantastique
Conférence donnée
à Paris à l’Atelier Z, le samedi 3 février 2007, dans le cadre de la
Semaine
Fantastique organisée par Manou Chintesco.
© Composition photographique : O.V. |