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Au cœur
du quartier de la Trinité Saint-Estienne d’Orves, dans
le 9e arrondissement de Paris, une modeste maison,
d’aspect provincial, toise les promeneurs du haut de ses
trois étages, au 14 de la rue de la Rochefoucauld.
Ouvert au public depuis 1903, le Musée national Gustave
Moreau est un lieu atypique dédié au peintre qui abrite
plus de cinquante années de travail : peintures,
dessins, cartons, bibelots, souvenirs de famille,…
Léguée à l’Etat par testament en 1902, le parisien
flâneur peut admirer l’œuvre de toute une vie d’artiste,
un héritage rare qui révèle l’intimité d’un
"alchimiste
des couleurs", complice de Poussin, Degas et
Chassériau. C’est ici, dans ce petit "laboratoire"
sentimental qui flaire le mystère et la nostalgie, que
nous avons convié Simon Marsden, photographe de
l’étrange, à nous parler de son dernier livre publié
chez Flammarion, La France hantée : Voyage d’un
chasseur de fantômes. |
Propos recueillis par Erick
Fearson
Textes et traduction par Olivier Valentin
Pourquoi ce lieu ? C’est Marcel
Proust qui, dans Contre Sainte-Beuve, nous donne la
réponse : « La maison de Gustave Moreau maintenant qu’il est
mort va devenir un musée. C’est ce qui doit être. Déjà de son
vivant, la maison d’un poète n’est pas tout à fait une maison.
On sent que, pour une part, ce qui s’y fait ne lui appartient
déjà plus, est déjà à tous, et que souvent elle n’est pas la
maison d’un homme ; souvent c’est-à-dire toutes les fois où il
n’est plus que son âme la plus intérieure. Elle est comme les
points idéaux du globe, comme l’équateur, comme les pôles, le
lieu de rencontre de courants mystérieux. »
"Lieu de rencontre de courants
mystérieux" où le noir et blanc de la photographie gothique de
Marsden le disputent à la couleur expressive de Moreau !
Maison-Hantee.com voulait investir un lieu de mémoire et
d’authenticité pour sonder les secrets de la France mystérieuse.
D’autant plus que Gustave Moreau, artiste néo-classique et
perfectionniste de la peinture symbolique, a emprunté au
fantastique et à la mythologie les sujets de ses œuvres. Le
photographe anglais des lieux les plus hantés de France est donc
tombé naturellement sous le charme et l’inspiration du maître.
En compagnie d’Erick Fearson, Simon Marsden a foulé le parquet
craquant des appartements privés de Moreau, à la découverte de
ses nombreuses collections. Prisonnier pour quelques heures
d’une demeure qui échappe aujourd’hui au temps et au bruit, il a
accepté d’associer ses confidences de photographe à l’atmosphère
d’immortalité du musée.
Erick Fearson : Tout
d’abord, je tenais à vous remercier pour
La France
Hantée qui restera un ouvrage de référence dans la
littérature fantomatique française. Bravo aussi à
Flammarion pour avoir apporté autant de soin à
l’édition. Ce beau livre deviendra, j’en suis persuadé,
un collector. Car il sort des sentiers battus !
C’est ce qui le distingue des autres livres en la
matière. Effectivement, vous n’empruntez pas les chemins
maintes fois foulés du folklore, du spiritualisme ou du
scepticisme. C’est avant tout un ouvrage d’art qui est,
pour moi, la façon la plus noble de perpétuer cet
univers. Car toute œuvre d’art doit à la fois toucher le
cœur, l’esprit et l’âme, sans nécessairement imposer une
vision des choses. |
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Ce que vous faites admirablement
avec vos photos et vos textes. Contrairement à d’autres livres
qui restent uniquement théoriques ou qui ne sont que des
compilations d’histoires de fantômes maintes fois entendues,
vous êtes, avec
La France Hantée, le témoin vivant du monde
de l’invisible, présent en France comme ailleurs. En cela, merci
encore !
Nous sommes au Musée Gustave
Moreau, à Paris, qui fut la maison du peintre. Magnifique
endroit "habité" par ses peintures fantastiques et
mythologiques. À la vue de ses œuvres, je ne peux m’empêcher de
croire qu’il fut, lui aussi, un "sensitif". Avec votre
objectif, vous parvenez à exprimer l’invisible comme ont pu le
faire de nombreux peintres au fil des siècles. Y a-t-il, dans ce
domaine, des peintres qui vous touchent plus particulièrement ?
Simon
Marsden : Comme par magie, vous avez choisi un lieu
que j’ai toujours voulu visité. Je suis un grand admirateur des
peintres symbolistes, en particulier Moreau, mais aussi Fernand
Khnopff et Félicien Rops. Je pense que ces peintres, tout comme
les Préraphaélites tels que Rossetti et Burne-Jones, étaient
doués pour saisir l’invisible et le surnaturel à travers leurs
œuvres.
Erick
Fearson : Pour capter l’invisible, je sais que de
nombreuses conditions doivent êtres réunies. Il faut être là,
tout simplement, au bon moment. Parmi les lieux visités pour
votre livre, y en a-t-il où l’étrange ne s’est pas manifesté, à
votre grande surprise ?
Simon
Marsden : Non. J’ai été extrêmement chanceux pendant
ce voyage alors qu’on peut toujours s’attendre au contraire,
comme vous dites. Merci à mon ange gardien !
Erick
Fearson : D’après vous, faut-il des prédispositions
particulières pour capter le monde de l’invisible ?
Simon
Marsden : De toute évidence, il faut le vouloir et
être disposé à ouvrir nos sens à la réalité et au surnaturel,
deux mondes entre lesquels la frontière est souvent mince ?
D’après Jonathan Swift, l’auteur des Voyages de Gulliver, « la
vraie vision est celle qui nous permet de voir l’invisible ».
Avant sa mort en 1898, Gustave
Moreau avait exigé que tous ses biens soient aménagés pour
l’éternité. Dès 1895, faute d’héritier, il avait envisagé sa
maison comme un musée pour assurer la pérennité de ses 14 000
pièces d’art, réparties sur trois niveaux, dont 8 000 dessins et
calques conservés en réserve. A travers une muséographie
inventive, le visiteur accède à 1 200 peintures, aquarelles et
cartons qui rendent compte d’une œuvre magistrale et cohérente.
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Grâce à
une conservation soignée de ses quelques 5 000 dessins,
présentés sur des panneaux pivotants, nous pouvons
suivre la genèse de chaque création comme on feuillette
un livre.
Assis
au bureau du peintre, où il recevait ses élèves, ou dans
la salle à manger du premier étage, au milieu des
livres, des gravures et des céramiques, Simon Marsden
nous confie ses anecdotes de chasseur de fantômes. Se
prêtant à l’exercice du making of, il revient sur
plusieurs mois d’enquête, nous racontant ce qu’il n’a
pas eu le temps d’écrire. |
Erick
Fearson : Personnellement, j’ai recensé plus de 300
lieux hantés en France. Bien évidemment, je n’ai encore enquêté
sur la totalité de ces lieux car cela représente une somme de
travail, de temps et d’énergie assez considérable. Quant à vous,
vous en avez sélectionné 56 pour
La France Hantée.
J’imagine combien la tâche a dû être longue et fastidieuse. Sur
quels critères avez-vous fait votre choix ? Quelles sont les
difficultés que vous avez rencontrées dans la préparation de
votre voyage ?
Simon
Marsden : Je suis parti d’une base de 220 lieux que
j’ai retenus pour la charge émotionnelle de leur histoire et
leur potentiel photographique. Puis, au fur et à mesure du
voyage, j’en ai éliminé beaucoup pour différentes raisons :
mauvais état de conservation, trop moderne (je préfère les
vieilles ruines gothiques !), propriétaires non consentants pour
être publiés ou mauvaise météo qui m’a empêché de faire mes
photographies. Résultat : sur 70 sites soumis à l’éditeur, 56
ont été intégrés dans la version définitive du livre, faute de
place ou pour éviter la redondance de certaines histoires.
Erick
Fearson : D’après votre cartographie des lieux
hantés, vous n’avez pas exploré l’Est de la France. Pourquoi ?
Par manque de temps ? A défaut de lieux hantés dans cette
région ? Ou bien vous a-t-elle moins inspiré que les autres ?
Simon
Marsden : Principalement par manque de temps. La
France est un pays très vaste et j’ai dû parcourir des
kilomètres pour visiter tous les lieux sélectionnés. Il y a
certainement de bonnes adresses dans l’Est. Sans doute pour un
second volume, qui sait ? Quoi qu’il en soit, je reste ouvert à
toute suggestion de lieux que j’aurais manqués.
Erick
Fearson : Les contraintes éditoriales imposées par
Flammarion ont limité la publication du nombre de récits, de
photographies, et, par conséquent, de lieux hantés. Si vous
deviez faire un second tome, que contiendrait-il ? Avez-vous
quelques anecdotes inédites concernant votre voyage au cœur de
la France hantée ?
Simon
Marsden : Outre des lieux de l’Est de la France, un
second tome inclurait probablement des sites corses et bien
d’autres inédits. Mais j’espère en savoir plus dans les mois à
venir sur la possibilité de faire des suites. Pour être honnête,
je pense qu’il faudrait encore trois ou quatre volumes pour
rendre pleinement hommage aux fantômes de la France hantée.
Erick
Fearson : D’après votre expérience personnelle, y
a-t-il une région plus hantée que les autres en France ? Plus
réceptive au surnaturel ?
Simon
Marsden : L’Auvergne fut pour moi la région la plus
intéressante. Son paysage volcanique, d’une beauté sauvage et
mystérieuse, semble avoir marqué ses habitants. Or, cette
intimité avec la nature a donné naissance à des croyances
populaires plus fortes que dans n’importe quelle autre région de
France, à l’exception peut-être de la Bretagne.
Erick
Fearson : Sur les lieux que vous évoquez dans votre
livre, lequel fut le plus marquant ? Le plus éprouvant ?
Simon
Marsden : Il y en a deux. Le Château de Randan, en
Auvergne, que j’ai découvert par hasard. Pourtant, j’ai
l’impression d’y avoir été attiré, ou guidé, pour une raison
inexplicable. Le plus surprenant fut cette intense sensation de
« déjà-vu », comme si j’y étais déjà allé. Impression renforcée
dès le lendemain lorsque je suis tombé sur le catalogue de vente
des articles du château, aujourd’hui en ruines (il a été détruit
par un incendie en 1925), et que j’ai reconnu la plupart des
pièces de mobilier, les peintures, les statues, etc. Mais je
suis sûr que je n’y ai jamais mis les pieds de mon vivant. Et
puis, il y a la Forteresse de Largoët, en Bretagne, où j’ai
ressenti une menace dès mon arrivée comme si quelque chose ou
quelqu’un me mettait en garde de ne pas approcher. J’aurais dû
me fier à cet avertissement car, plus tard, alors que je prenais
des photos à l’intérieur du donjon, le plus haut de France
dit-on, j’ai été témoin d’une effrayante apparition. Il me
semble avoir vu le fantôme d’un ancien prisonnier…
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Dans la
chambre à coucher, ancien salon de Pauline Moreau, la
mère du peintre, il dispute une partie d’échecs avec
Erick Fearson, en victime consentante des facéties du
mentaliste. Au mur, les joueurs croisent les regards des
portraits de famille, peints, dessinés ou photographiés.
Moreau en personne semble leur adresser un regard
complice. A moins qu’il n’ait été destiné une dernière
fois à son ami Edgar Degas, auteur du portrait, avant
que leurs relations ne se ternissent dans les années
1860… |
Dans le boudoir, véritable
sanctuaire à la mémoire d’Alexandrine Dureux, "meilleure et
unique amie" du peintre, Marsden et Fearson jouent aux
faux-semblants dans les miroirs qui réfléchissent à l’infini les
échos du passé. Profondément éprouvé par la disparition de sa
protégée, Moreau lui a dédié son Orphée sur la tombe
d’Eurydice, une toile à résonance autobiographique, présente
au musée, qui souligne la difficulté avec laquelle l’auteur a
lutté, avec pinceaux et crayons, contre la mort de ses proches,
notamment celle de sa petite sœur Camille âgée de 13 ans, en
1840. A cette époque, l’idée des fantômes, évoquant la
possibilité d’une vie après la mort, devenait une forme de
consolation et d’espérance pour lutter contre le chagrin d’un
décès.
Erick
Fearson : Dans l’imaginaire populaire, un fantôme est
la manifestation de l’âme d’un défunt. D’après mon expérience,
cela peut-être vrai. Mais ce n’est pas toujours le cas ! Une
théorie que je privilégie est celle de la mémoire de la matière
selon laquelle l’environnement, essentiellement la matière
naturelle (bois, pierre, terre,…), tendrait à enregistrer
l’événement dramatique survenu à cet endroit pour le restituer
ensuite à la manière d’un vieux film projeté en boucle sous
forme d’images, de sons et d’odeurs. Or, vous évoquez cette
théorie à plusieurs reprises dans
La France Hantée. C’est
aussi votre conviction ?
Simon
Marsden : En effet. Quelles sont les raisons
profondes qui font que telle maison ou tel paysage sont hantés ?
Deux hypothèses me semblent dignes d’intérêt.
La
première est celle de la "théorie de l’enregistrement",
incessamment débattue au sein de la communauté
scientifique depuis des années. Selon cette théorie,
certaines matières inertes, comme la pierre ou le bois,
sont capables, en raison de leur composition chimique,
de conserver l’impact d’actions ou d’émotions humaines
intenses (la violence, la peur ou la souffrance), à la
manière d’une pellicule photographique ou d’une
bande-son. Elles peuvent être ainsi restituées sous
certaines conditions et en présence d’une personne
sensible aux émanations paranormales. |
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Parmi les nombreux exemples en
Angleterre, le plus frappant que je connaisse est une maison
hantée située au Pays de Galles : Plas Teg (cf. du même auteur
Phantoms of the Isles, 1990). Ce lieu fortement chargé
fut le théâtre de nombreux suicides et manifestations
surnaturelles. On a beaucoup attribué ces tragédies à
l’influence des poutres de l’édifice dont le bois provenait de
vaisseaux de guerre du XVIIème siècle. Nul doute alors que les
abbayes anciennes et les châteaux médiévaux recensés dans mon
livre n’aient enregistré dans leur architecture des scènes
dramatiques pour les restituer à certains sensitifs sous forme
de visions ou de sons irréels.
La seconde hypothèse pour
expliquer une hantise n’est pas si différente de la première.
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Il
existerait dans le monde une force surnaturelle ou
énergie primaire émanant des profondeurs de la terre et
se manifestant le long de lignes immémoriales appelées
des "Ley". On les trouve à l’emplacement de sites
sacrés, comme les cercles de pierre, les dolmens, les
tumulus funéraires et les églises, érigés par nos
ancêtres pour puiser cette source d’énergie. Or, c’est
dans le champ de ces flux psychiques que se produisent
quantité inhabituelle de phénomènes paranormaux. La
grande diversité des comportements de l’homme, mais
aussi des espèces animales ou végétales, révélés dans
ces courants d’énergie, semblent confirmer l’existence
de ces lignes géodésiques [NDT : la géodésique est le
chemin le plus court entre deux points dans un espace
courbé]. Nos ancêtres qui ont compris le rôle joué par
ce pouvoir originel dans la position du soleil, de la
lune et des étoiles ont associé leurs cérémonies
mystiques et sacrificielles à cet ordonnancement
céleste. |
Nombre d’églises et de pierres
levées ont survécu au temps. Certaines, en revanche, ont été
détruites et leurs pierres réemployées dans d’autres
constructions mais aux mêmes emplacements. Comment ne pas penser
alors que les châteaux ou les demeures plus récentes ont pu
conserver pendant des siècles le témoignage de scènes tragiques,
meurtre, suicide, chagrin d'amour ? La multiplication des événements
paranormaux en ces lieux donne foi à la présence et la puissance
de cette énergie psychique et fait écho à la théorie de
l’enregistrement.
Erick
Fearson : À mon sens, démontrer l’existence ou la
non-existence des fantômes n’est pas un but en soi. Tentative
qui, de surcroît, nous empêche d’en saisir toute la
signification. À force de vouloir comprendre le "comment", on en
oublie le "pourquoi", plus fondamental. En outre, la question
des fantômes est débattue depuis des siècles. Notre intellect
nous pousse à dénier l’existence du surnaturel alors que notre
sensibilité nous invite à croire le contraire. De même, il y a
une sorte d’attraction-répulsion exercée sur chacun d’entre
nous. Comment, même parmi les plus sceptiques, expliquer cette
fascination qui perdure depuis la nuit des temps ?
Simon
Marsden : C’est la mort qui nous fascine tous. Dès la
naissance, notre préoccupation n’est pas la manière dont nous
allons vivre mais comment nous allons mourir. Les fantômes font
partie de cette aventure au cœur de l’inconnu car, d’une
certaine façon, ils sont une "preuve" de la vie après la mort.
D’après moi, les sceptiques réfutent leur existence car ils sont
terrifiés à l’idée de ce qu’ils peuvent découvrir dans l’autre
monde. Les fantômes aident l’homme à apprivoiser la peur qui
dicte trop souvent sa vie. Tous nos actes ou nos manquements
sont, en quelque sorte, influencés par cette pulsion de mort.
Tout dans le musée, des
meubles aux collections, exprime la volonté de l’artiste
de ralentir la course inexorable du temps. Dans ce décor
auquel Odilon Redon reprochait, à tort, de « ne rien
dire de la vie d’un homme qui eut la possibilité de
poursuivre son même effort durant quarante ans », Simon
Marsden se comporte en véritable archéologue. Usant de
sa méthode d’investigation de lieux énigmatiques, il
traverse les salons, sonde les murs, décrypte le langage
des objets anciens et monte à l’atelier du peintre pour
interroger l’âme du musée.
Le photographe est
impressionné par l’immensité des toiles, souvent
agrandies par le peintre au cours de leur histoire.
Héritier des maîtres de la Renaissance, Gustave Moreau a
donné de la hauteur à des personnages, sans cesse
glorifiés, issus des plus grands événements de la
mythologie ou du christianisme médiéval. |
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Simon Marsden s’arrête quelques
instants devant les Chimères, grande toile datée de 1884,
l’une des plus personnelles que le peintre ait exécutée. Dans un
paysage arboré, des femmes sont associées à des animaux
fantastiques. Le thème de la Chimère, monstre tricéphale vaincu
par Bellophoron sur le dos de Pégase, fut cher à Moreau qui,
après plusieurs variations, privilégia la scène du centaure ailé
capturant la femme. Marsden se remémore ainsi les créatures
statufiées du bestiaire fantastique qu’il n’a cessé de
photographier au cours de son voyage sur les routes de la France
hantée.
Erick
Fearson : Vous êtes revenu sur le "territoire des
ombres", autrement dit au cimetière du Père-Lachaise. Là-bas,
sont inhumés quelques spirites fameux dont Gabriel Delanne,
Leymarie, Bonne-Maman et surtout Allan Kardec. C’est lui qui a
fixé les règles de la religion spirite, notamment avec son
Livre des Esprits. Je peux comprendre certaines de ces
règles bien qu’à l’image de toute religion, elle est dogmatique
et conditionne notre façon de penser. Je regrette aussi le
prosélytisme de certains spirites contemporains.
Personnellement, le spiritisme est le moyen d’entrer en contact
avec l’autre monde. Nous faisons volontairement la démarche
d’aller vers l’autre monde pour tenter d’établir une
communication. C’est un acte conscient et délibéré. Dans ce cas,
nous sommes des étrangers qui envahissons cet univers. Alors
que, dans le cadre d’une hantise, c’est le contraire qui se
produit : un spectre vient faire une incursion dans notre
réalité sans désir, de notre part, d’entrer en contact avec lui.
Dans ce cas, nous subissons le phénomène plus que nous le
souhaitons. Je fais donc une nette distinction entre le
spiritualisme et l’univers des fantômes. Distinction que les
spirites, et surtout le grand public, ne fait pas forcément.
Pour beaucoup, le spiritisme et les fantômes ne sont qu’une
seule et même chose. Et vous-même, qu’en pensez-vous ?
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Simon Marsden : Je
suis d’accord avec vous. Ce sont deux univers très
distincts qui ne peuvent être confondus. J’ai croisé des
gens qui, obnubilés à l’idée de voir un fantôme,
n’hésitent pas à essayer toutes les techniques possibles
comme les séances spirites, souvent sans succès ou alors
truquées. Et puis, il y ceux qui ne font rien pour et
sont néanmoins témoins d’apparitions ou autres
manifestations paranormales, changeant leur vie à
jamais. |
Erick
Fearson : Cela me fait penser à cette phrase
d’Alexandre Dumas : « Les fantômes ne se montrent qu’à ceux qui
doivent les voir ». Autrement dit, ils ne se manifestent jamais
par hasard. La rencontre avec un fantôme n’est donc jamais
fortuite. D’après moi, cette manifestation est toujours porteuse
de sens, un sens spirituel, pour celui qui l’expérimente et a
toujours quelque chose à nous apprendre sur le monde qui nous
entoure et sur nous-mêmes. Vous ne trouvez pas ?
Simon
Marsden : Tout à fait d’accord. Toutes les
expériences paranormales qui me sont arrivées m’ont fait
réfléchir, que ce soit l’apparition d’un fantôme ou tout autre
phénomène comme la fois où j’ai été littéralement projeté à
terre sur un site mégalithique en Angleterre. A chaque fois
qu’une porte sur le mystère s’est ouverte à moi, cela a été
positif. Toute ma vie, j’ai fait l’expérience d’étranges
coïncidences qui m’ont effrayé jusqu’à ce que je comprenne
qu’elles voulaient me dire quelque chose. Quand j’avais 6 ans,
par exemple, je possédais une encyclopédie illustrée. Or,
j’étais terrifié par l’image d’un raz-de-marée sur le point
d’engloutir deux personnes courant sur une plage. J’en fis des
cauchemars pendant des années. Jusqu’au jour où, en me promenant
dans la lande, avec mes sœurs et leurs maris, près de notre
résidence familiale, je suis tombé sur une vieille maison en
ruine. Nous y sommes entrés mais il n’y avait plus rien à voir.
Tout avait brûlé et la maison était abandonnée depuis des
années. Mais, en ouvrant la porte d’un vieux placard mural, je
suis tombé sur un livre. Quelle ne fut pas ma stupéfaction de
découvrir qu’il s’agissait de mon encyclopédie illustrée,
ouverte à la page qui m’effrayait tant ! Dès lors, mon cauchemar
a cessé. Ma bonne étoile avait parlé !
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Au
dernier étage auquel on accède par un curieux escalier
en spirale construit en 1895 par l’architecte Albert
Lafon, responsable des travaux d’aménagement du musée,
une première salle est dominée par Jupiter et Sémélé,
toile majeure de l’artiste qui révèle ses multiples
influences. Au seuil de sa vie, Gustave Moreau a
personnalisé le mythe de Jupiter, le Zeus de la
mythologie romaine, amant de Sémélé avec qui il eut un
fils caché, Dionysos. Voulant l’arracher à la colère de
son épouse Héra, Zeus retira Dionysos du ventre de
Sémélé pour le dissimuler dans sa cuisse. Deux mois plus
tard, celui qui « allait sortir de la cuisse de
Jupiter » devint le dieu du vin, de l’agriculture et
protecteur du théâtre. En quête de spiritualité, Moreau
a conféré à son tableau une atmosphère de
sanctification. L’auteur commenta sa toile, feu
d’artifice de couleurs éclatantes, en ces termes :
« C’est une ascension vers les sphères supérieures, une
montée des êtres épurés, purifiés par le divin, - la
mort terrestre et l’apothéose dans l’immortalité. |
Le grand mystère accompli, toute
la nature est imprégnée d’idéal et de divin, tout se transforme.
C’est un hymne à la divinité ».
Simon Marsden ne peut s’empêcher
de comparer l’intention du peintre avec celle de l’alchimiste
qui, par la réalisation du "grand œuvre", permet à l’initié de
transmuter le plomb en or et, symboliquement, d’accéder à la
purification et à la perfection de l’âme. D’ailleurs, Erick Fearson reconnaît dans l’agencement du musée, tout en hauteur,
la volonté d’élever les visiteurs d’étage en étage jusqu’à la
révélation du mystère Moreau : faire entrer en harmonie les âges
de la vie de l’homme, les saisons, les heures du jour et la
transformation d’une nature toujours magnifiée par la vision du
poète. Mais sommes-nous réellement disposés à de telles
initiations ?
Erick Fearson : En France,
la question des fantômes et des maisons hantées reste taboue.
Avez-vous rencontré quelques difficultés à faire parler les
témoins de manifestations surnaturelles ? Les propriétaires de
lieux hantés vous ont-ils ouvert facilement leurs portes ?
Simon Marsden : Plusieurs
personnes m’ont averti que cela allait être difficile d’obtenir
l’autorisation de photographier des lieux hantés et de faire
parler les gens sur leurs histoires de fantômes puisque les
Français sont trop cartésiens pour reconnaître l’existence des
phénomènes surnaturels. Cependant, c’est tout le contraire qui
s’est produit. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être le fait d’être
étranger, un Anglais excentrique (rires) ? Ou bien
ont-ils été rassurés par le sérieux de mes précédents ouvrages
que je leur ai présentés. Je pense aussi que le concours de
Flammarion, maison d’édition réputée très sérieuse, m’a été d’un
précieux secours.
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Erick Fearson : Un dernier
mot pour maison-hantee.com ?
Simon Marsden : Mon
éternelle reconnaissance pour votre aide sur ce livre. Pour une
fois, je me suis senti moins seul. Très heureux d’avoir
rencontré des assistants aussi attentionnés !
Devant le seul autoportrait de
Moreau, Simon Marsden et Erick Fearson prennent la pose. Ils
semblent vouloir profiter d’une dernière photo de famille pour
rendre hommage à l’avant-dernier propriétaire des lieux. |
Gustave Moreau s’est éteint le 18
avril 1898. Après des funérailles à l’église de la Trinité, il
fut inhumé dans le caveau familial du cimetière Montparnasse, à
quelques pas de la tombe d’Alexandrine Dureux, l’amie trop tôt disparue.
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Remerciements
Musée national Gustave Moreau
14, rue de la Rochefoucauld - 75009 Paris
Téléphone : 01 48 74 38 50
Ouvert tous les jours de 10 h à 12h45 et de 14h à 17h15.
Fermeture le mardi.
Site web :
http://www.musee-moreau.fr
©
Photographies : Olivier
Valentin et Cédric B. |